Le second mari, extrait de chroniques de la caserne

Publié le par Gerry

http://bahrulfikri.files.wordpress.com/2009/04/marker-focus.gif?w=256&h=256Le second mari

 

 

 

Nous étions assis sur la terrasse de Croque-en-bouche: une boulangerie-cafétéria de Bè-Klikamé ; banlieue nord de Lomé. Il y avait Nabil : Nabil le débile. Au départ, tout le monde l'appelait Débile, à la place de Nabil, et ça le rendait très très débile. Depuis, nous sommes revenus à Nabil tout court. Il est toujours aussi débile, mais il ne le fait plus exprès, et nous, nous gagnons au change. Donc, il y avait Nabil, sa fiancée dont je n'ai jamais su le nom. Nabil a toujours eu une fiancée, sauf que ce n'est jamais la même. Puis il y avait Rodrigue le basketteur. Son vrai surnom était Rodrigue le racketteur, parce qu'il demande systématiquement tout. Si un jour on lui dit que le Togo appartient à quelqu’un, il ira lui demander de le lui donner cadeau. Nous avons cessé de l'appeler le racketteur parce que plus personne ne voulait faire sa compagnie. Tu irais manger toi, avec un type qui te demande tous les morceaux de ton plat ? Pour varier, nous l'appelons le basketteur, et comme il fait 1m53, tout le monde sait qu'on se fout de sa gueule.

Il y avait tout ce beau monde, et moi bien sûr, ton humble serviteur. Je venais de passer cinq jours d'affilés au régiment pour une faute de négligence de deux de mes meilleurs sergents, et je savourais cet instant de civilité - vie dans le civil - avec la volupté d’une étreinte passionnée. Je buvais à l'occasion une vodka, pour me rappeler ma lointaine origine russe. Et nous parlions, comme d'habitude, de tout ce dont les gens parlent dans les cafés, donc, de rien de franchement intéressant.

Un moment, une rutilante Jaguar vert-bouteille s'est arrêtée, dans un crissement de pneus, devant la boulangerie. Nous avons casé notre babillage, suspendu la respiration, et comme dans une chorégraphie, braqué nos yeux sur la voiture. Une sorte de gnome est sorti du coté chauffeur, puis une somptueuse fille s'est révélée du coté passager. Nabil a entamé un sifflement, je lui ai plaqué ma main sur la bouche. Il s'est mit à gesticuler tellement je l'étouffais. Moi, j'avais les yeux englués sur la fabuleuse créature qui progressait devant moi. Je croyais même respirer son parfum, mais ça doit être comme pour mon origine russe : difficile à prouver.

Je ne vais pas me risquer à faire un portrait de cette fille, au risque de la caricaturer, mais l'idée qui m'a traversée l'esprit à ce moment précis est que j'aurais bien aimé l'avoir dans une vitrine, dans ma chambre : une sorte de musée Grévin en viande rouge et molécules. Sa seule vue à mon réveil suffirait à me rendre optimiste. J'ai finalement libéré la bouche de Nabil, qui n'a pas hésité à s'écrier :

- Cà, c'est une femme.

Cette remarque lui a valu une bourrade dans les cotes. Rodrigue, comme on pouvait s'y attendre, a lâché :

- Qui va me donner ça ?

Moi, je n'ai rien dit. Mais d'avance tu sais ce que j'en pense.

Il y avait autour de la table une autre personne qui aussi n'avait pas parlé, en dehors de la ruade dans les cotes de Nabil. Et je me disais que ce n'était pas très normal quand elle a éclaté de rire. J'ai dressé l'oreille, tout en regardant mon modèle de musée s'engouffrer dans la boulangerie.

- Vous pouvez tout faire, vous n'avez aucune chance. Je connais très bien cette fille.

Je me suis retourné.

- Oui, nous avons fait le collège ensemble, a-t-elle poursuivi. Elle vit avec ce monsieur depuis l'âge de quinze ans, et elle l'aime vraiment.

Nabil a rétorqué :

- Ce n'est pas possible. Ne me dis pas que le nain avec qui elle est passée est son mari.

- Bien sûr, a répondu la fiancée. Et j'aimerais que tu saches que ce nain, comme tu aimes à le dire, est quand même propriétaire d'une grosse compagnie maritime dotée d'une dizaine de bateaux, d'une grande société de télécommunication et de beaucoup d'autres choses que je ne citerai pas ici.

- Ok, là je comprends. C'est à cause de son argent, a dit Nabil. Vous les filles, vous êtes toutes les mêmes. L'argent vous attire comme des mouches.

- Ah bon ! a susurré la fiancée, je ne dois pas être une bonne fille alors !

- Les enfants, vous allez m'arrêter ce chahut tout de suite, ai-je lancé sur un ton péremptoire. Très bien, ai-je poursuivi en m'adressant à la fiancée, toi qui prétends connaître cette fille, comment-est-ce qu'on l'appelle ?

- Solange.

-Elle fait quoi dans la vie ?

- Elle ne travaille pas. Son mari ne veut pas, mais elle a une maîtrise en droit des affaires, si tu veux savoir.

- Et tu dis qu'elle est réellement amoureuse de son lutin ?

- Ecoute, Gray, je ne te raconte pas des histoires. Elle vit avec cet homme depuis près de dix ans. Elle a même fait un pacte de sang avec lui. Si elle le trompe, elle meurt.

- C'est l'homme qui a insisté qu'elle le fasse, j'en suis certain, a proclamé Nabil.

- Non, mais vous ne comprenez donc rien. Elle vivait avec Georges avant que ce dernier ne fasse fortune. Il a travaillé avec un Allemand installé au Togo depuis trois générations. C'est cet Allemand qui lui a légué sa fortune à sa mort, et c'est ainsi qu'il est devenu si riche. Le pacte de sang est bien sûr antérieur à tout ça.

- Donc le gars là l'a gbassée[1], c'est ce que j'en dis, poursuit Nabil.

- On voit très bien que tu ne comprendras jamais rien aux femmes, toi, répartit la fiancée.

- Tu veux dire, si je suis ta logique, que personne ne sort avec cette fille en dehors de son diablotin ? dis-je.

- Absolument personne. Plusieurs dignitaires ont essayé, et ont mordu la poussière. Et quand je dis plusieurs, il faut brasser large.

- Moi je pourrai.

Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais c'est sorti comme ça.

- Tu pourras faire quoi ? demande Nabil.

- Si je veux, je deviens son second mari.

- Pas possible, pas la Solange que je connais. C'est la fiancée qui s'emporte.

- Très bien, on fait un pari.

- Combien ? C'est Rodrigue qui demande.

- Je ne sais pas trop. Donnez un prix, dis-je.

- Je sais, je sais, ânonne Nabil. Si tu perds, tu nous amènes faire un tour de cinq kilomètres minimum dans un de tes chars.

- Tu sais bien que c'est impossible, que je réponds.

- Je sais que c'est impossible, oui. Mais ma fiancée vient de te dire que draguer cette fille était impossible aussi. Si tu peux réaliser cette œuvre de titan, tu peux aussi bien nous amener faire un tour dans un char.

Je suis dans un régiment blindé, et ce que Nabil me demande est irréalisable. Mais sa logique tient la route. J'accepte. Je suis sûr de mon fait.

- Et si je gagne ? que je demande.

Nabil fixe sa fiancée.

- Tu es certaine de ce que tu dis ?

- A cent pour cent, tous les grands de ce pays ont tenté en vain.

- Ok, dit Nabil en me regardant, si tu gagnes, je te vends pour un franc symbolique ma Ténéré[2]. Je sais que tu en rêves.

- Top là. Je suis preneur.

- Je te donne deux mois pour tenir ton pari, poursuit Nabil.

- Non, cinq au minimum. Je n'ai pas que ça à faire.

- Trois, trois mois c'est suffisant.

- Ok. Va pour trois mois, et commence à lustrer ta Ténéré. Bientôt elle va changer de main.

C'est ainsi que tout a commencé.

 

Rentrer dans l'intimité d'une femme à la beauté sculpturale, mariée à un richissime, et qui, selon les propos de sa collègue d'enfance, est fort éprise de son compagnon : telle était ma nouvelle mission.

Je n'ai pas mis longtemps à localiser le domicile du couple. Leur maison était située en bordure de la route de Kégué, pas trop loin de la maison de feu un ancien ministre nommé PANOU : une aubaine  car en pleine zone de responsabilité du régiment. Un bar animait dans un coin de la rue, face à leur pâté de maison. Un autre point pour moi. Dès le troisième jour, j'ai commencé à surveiller la maison à partir de ce bar. Et très vite, j'ai découvert les habitudes du couple.

Ils habitaient une solide villa d'un étage, construite suivant une architecture ultra moderne, avec d'énormes baies vitrées et de la pierre sèche. Ils étaient cinq à habiter la maison : le couple, la bonne, le cuisinier et un homme à tout faire. Ils avaient quatre voitures. L'homme roulait, quand il allait travailler, une petite Toyota coupée rouge-bordeaux. Et quand le couple se déplaçait, il prenait la jaguar. La femme quant à elle disposait d'une Mercedes C class cabriolet bleue nuit. L'homme à tout faire de la maison roulait la quatrième voiture. Un pick-up Toyota Hilux blanche.

J'ai passé des nuits entières à échafauder mes plans d'opération, mais aucun n'aboutissait. J'ai pensé à me présenter au mari comme un client potentiel. Je suis même allé à son secrétariat, mais rien qu'à voir le luxe avec lequel la pièce était meublée, j'ai fui comme un malpoli. Je déparais dans cet univers, moi, le petit fonctionnaire de l'Etat. J'ai aussi pensé à aller carrément sonner à la porte de leur domicile, un jour où le mari sera en voyage, pour tenter crânement ma chance. Cette solution cavalière me séduisait, sauf que je n'avais aucune envie de me torturer les méninges plus tard pour trouver une esquive pour ne pas amener cet enfoiré de Nabil faire un tour dans les blindés.

La Solange était une place inexpugnable. Elle se déplaçait rarement, et quand elle le faisait, l'homme à tout faire lui servait toujours de chauffeur et garde du corps. C'était la quadrature du cercle. Mais ce cercle n'avait pas prévu une seule chose. Et cette chose, c'est quoi, devine ? Le cheval de Troie...

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[1] jeté un sort 

[2] Yamaha ténéré 600

Publié dans Extraits du roman

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