Carnets du CNEC 2

Publié le par Taméra


"Carnets du CNEC est une nouvelle que j'ai écrite à la suite de mon stage au Centre National d'Entraînement Commando (CNEC) à Mont-Louis et à Collioure. Depuis, je pense à écrire d'autres nouvelles portant sur le même thème, mais le temps me fait défaut. Je la laisse donc libre de droit, à déguster par ceux qui sont intérêssés. Bonne lecture."

 

PART II

 


Dimanche 11 mai : 19h 00

Nous sommes aujourd'hui à Collioure, ville que nous avons rejointe depuis samedi matin. Maman est venue nous déposer à l'entrée du site, mon père et moi. « Amuse toi bien » qu'il m'a dit, et il est parti au pas de course. Je n'arrive pas à croire que cet homme a 38 ans. Je suis d'avis que j'ai passé là un des week-ends les plus réussis de ma vie.

Un de mes camarades, l'incontournable de Soubière, nous a vus quand nous sommes descendus de l'automobile. Il est venu me demander, dans son style provocateur inimitable, quel serait le programme de la semaine à venir. Je ne lui ai pas répondu. Il a insisté, je lui ai dit d'aller voir ailleurs si j'y étais. Je crois que je vais finir par lui en coller une, s'il continue.

En dehors de cet incident, tout va bien, nous avons eu un repos mérité et nous sommes d'attaque. Adrien, l'aspirant dont j'ai parlé hier, n'arrête pas de noircir ses carnets d'écriture. De Soubière l'appelle Trotski. Il n'autorise personne à lire ses écrits, qu'il garde dans un sachet plastique dans l'une des poches de sa veste. Je suis curieux de savoir ce qu'il peut bien raconter ainsi au fil des jours.

Mardi 13 mai : 6h 55

Tout va bien. Je me sens si bien dans ma peau. C'est curieux comme la fatigue peut parfois procurer des sensations proches de l'extase.

Les obstacles à Collioure sont apparemment plus éprouvants que ceux de Mont Louis, non que cela me pose des problèmes particuliers, mais je vois de plus en plus de gens peiner sur les pistes. Mon père a repris son air énigmatique, mais je considère dorénavant cette attitude comme faisant partie d'un jeu, et je ne me perds plus en conjectures inutiles. Hier nous avons eu notre première leçon d'escalade. Le lieutenant ; enfin mon père, grimpe comme un chat. Aucune voie ne lui résiste. Je suis plein d'admiration devant sa maîtrise de la paroi, et je suis en train de découvrir un homme que je croyais connaître. J'avais autrefois des préjugés sur l'alpinisme, que je considérais comme un défoulement d'oisifs. Je crois aujourd'hui que si je pensais ainsi, c'était en réaction à la passion que mon père avait pour l'escalade. Pour lui un lieu de vacances n'avait d'intérêt que s'il y avait à proximité des parois à escalader. Je ne comprenais pas le plaisir qu'on pouvait tirer à faire le caméléon sur un rocher, alors qu'on pouvait se faire une bonne partie de rugby, où il y a moyen de se mesurer à des hommes en chair et en os. Je commence seulement à prendre la mesure de la difficulté. Hier je m'étais arrêté à mi-chemin sur une voie que mon père venait d'escalader. De Soubière, toujours égale à lui-même, a dit en ricanant :

-Eh ! Vincent, tu ne « fisses » plus ?

Le lieutenant est précipitamment descendu de la paroi où il était, et a appelé notre camarade dans un coin. Je ne sais pas ce qu'il a pu lui dire, mais depuis cet instant notre bavard semble avoir avalé sa langue. Et c'est mieux ainsi, je pense.

Hier un Africain, d'une autre brigade, a failli se noyer dans la méditerranée. Il participait à une opération commando en pleine mer, mais comme il ne sait pas nager, il n'a pas réussi à rattraper le zodiac après un débarquement d'urgence. Il est courageux le bonhomme, puisqu'il continue le stage. Il va même faire d'autres opérations commando en mer.

Adrien continue à noircir les pages d'encre. Qu'est ce qu'il peut bien rapporter ?

J'écris ce matin parce que nous avons eu le sublime privilège de prendre un petit déjeuner chaud. J'ai mangé rapidement et je dispose de dix minutes d'avance. Les camarades des autres groupes me harcèlent de questions. Notre instructeur est-il mon vrai père ? C'est à croire que je pouvais avoir plusieurs pères. Tiens, c'est l'heure ; il faut y aller.

Vendredi 15 mai : 22h25

De l'eau, encore de l'eau, toujours de l'eau. Je ne sais plus combien de jours je suis resté mouillé, tous mes vêtements trempés, grelottant dans la nuit froide, l'esprit empli de tous les plaisirs que peuvent procurer des habits chauds. Hier, nous avons passé toute la matinée pratiquement dans l'eau. Une épreuve qui a éliminé certains stagiaires est la nage commando. Il s'agit de nager sur 50 m en treillis-rangers, avec au dos une musette contenant une gourde remplie d'eau et un casque lourd, sans compter le PM qui va bien. La majeure partie des Africains a été éliminée à cette épreuve, sans compter certains des nôtres qui certainement commencent à accuser la fatigue.

Nous sommes à mi-parcours de notre stage, et déjà nous avons dans le groupe perdu quatre stagiaires : celui qui la semaine dernière s'est fracassé le tibia, un autre a dû abandonner du fait d'une tendinite aiguë le mercredi dernier, et deux autres ce matin, éliminés par la nage commando. Ces derniers vont rejoindre la brigade orange, pour préparer un autre brevet : le BAM [1] .

Mon père est toujours aussi distant, mais notre complicité est désormais faite de furtifs regards qui échappent aux autres, et qui m'emplissent d'une exaltation qui découple mon énergie. Je suis pratiquement imbattable sur les obstacles. Les moniteurs ont cessé de me taquiner, l'adjudant qui me titillait le plus au début dit que je suis de la bonne graine. Et moi je suis plongé dans une sorte de grâce où je sens la plénitude de tout mon être. Je vis peut-être les plus beaux instants de ma vie.

Demain je vais de nouveau me retrouver en famille. Je serai avec les miens. Je viens de découvrir toute la valeur que peut renfermer ce mot. La famille est le berceau où couvent ces passions qui nous consument à vie. Je suis pressé d'être à demain.

Dimanche 17 mai : 21h 21

Finalement je ne suis pas rentré à la maison, mes parents devant s'absenter durant tout le week-end. J'ai pris une chambre d'hôtel avec Adrien, l'aspirant qui semble s'intéresser à moi au plus haut point. Je suis assez déçu de n'avoir pas retrouvé les miens pour cette communion qui me paraît si déterminante aujourd'hui, même si j'ai passé quasiment toute la matinée d'aujourd'hui avec mon père au téléphone. Nous avons discuté comme deux vieux copains, et je n'en reviens pas encore de son revirement. Il y a un mois, je ne pouvais pas envisager de pareils rapports avec lui. La communication entre nous avait toujours été difficile. Hier soir, j'ai discuté de ce sujet avec ma mère, elle est aussi surprise que moi. Elle me dit que toute leur conversation tourne dorénavant autour de moi. Elle m'a aussi informé d'une chose qui me jette dans l'embarras. Selon elle ; mon père aurait volontairement voulu que je reste en compagnie de mes camarades durant ce week-end. En réalité, ils ne sont sortis samedi soir que pour aller au cinéma, rien qui m'empêchait d'être avec eux. Bien entendu, elle m'a fait jurer de le garder pour moi, mais sur-le-champ, je n'ai pas compris les raisons qui ont pu motiver cette décision. Plus tard, j'ai saisi que mon père cherchait à préserver mon intégration au sein de mon école. Pour un homme qui a commencé sa carrière comme militaire de rang, je trouve ce raisonnement formidable.

C'est à croire qu'Adrien veut faire ma biographie. Il ne cesse de me bombarder de questions relatives à mon enfance. Il m'intrigue, ce bonhomme. Il est vrai qu'il n'a pas trop l'air d'un militaire. Il vit trop dans sa tête.

La semaine suivante va être à dominante pédagogique, euh ... disons intellectuelle. Nous allons passer le test DMO[2], et faire d'autres restitutions sur les pistes. Je suis serein.

J'ai eu un week-end calme. J'ai beaucoup dormi, et j'ai mangé comme trois. Le second point commun avec Adrien est notre boulimie. Hier au restaurant, la gérante est restée ébahie devant le nombre de plats que nous avons avalé.

Je suis content d'être de retour. Je vais pouvoir le revoir.

Jeudi 21 mai 23h 20

Il faut que je me rende à l'évidence, j'ai lamentablement échoué dans mon projet de tenir un journal. Que valent ces mots hâtivement jetés sur un carnet en lambeaux ? Qu'est-­ce qu'un civil y comprendrait ?

Voilà quatre jours que je n'ai pas écrit un seul mot, non que les sujets aient manqué, mais je dois avouer que je me laisse complètement absorber par la fierté d'évoluer aux cotés de mon père. Chaque jour qui passe me fait découvrir un autre homme, plus complet, un professionnel au fait de son métier. Et j'ai la nette impression qu'il est fier de toutes mes performances. Il faut reconnaître que sa présence a le don de me galvaniser ; je pulvérise littéralement tous les records.

Nous avons dû reprendre pratiquement tous les obstacles que nous avions déjà passés durant notre première semaine, mais cette fois-ci en vue des tests. Nous nous épuisons moins parce que nous avons les cours explo à suivre en classe, et des restitutions à faire sur les ZMO. Tout ceci nous permet de décompresser un peu. Les séances de Cac sont devenues aussi plus ludiques, nous ne bovinons plus comme au départ. L'escalade reste un de mes moments privilégiés. J'aime à voir mon père affronter la paroi, lui parler, faire corps avec elle, et la vaincre. C'est à croire qu'il a des ventouses aux extrémités des membres.

Demain nous passons le test DMO : c'est un examen dont la réussite nous autorise à diriger une séance de mise en oeuvre d'explosifs au niveau d'une section. Il y a cependant une contrainte liée à cette épreuve qui paraît surprenante, c'est que le stagiaire qui échoue à ce test se voit refuser l'attribution du brevet moniteur : ce pourquoi nous sommes là, ce pourquoi nous acceptons de nous échiner à longueur de journée. C'est une façon de nous faire comprendre que pour être un excellent soldat, il ne suffit pas d'avoir du muscle, l'intellect l'emporte sur tout. Je n'ai pas pour ma part de crainte particulière à me faire sur le sujet, je pense que je maîtrise bien la matière.

Du reste, je suis assez déçu de ce que j'ai pu écrire jusqu'à ce jour. Je pensais pouvoir transmettre dans ces notes nos sensations quand nous progressons sur les tyroliennes, quand nous déboulons des asperges, quand nous faisons une course de huit kilomètres après 48 h passées sans sommeil, avec l'équivalent d'une demi-journée de repas dans le ventre. Mais comment traduire un langage qui ne s'exprime que par la sueur, le goût du sel dans la bouche, et cette lourdeur dans le pas qui donne tant de solennité aux rassemblements du matin ? Comment parler des gestes gratuits, du stagiaire qui hale le sac de son camarade qui s'affaiblit, de cet immense humanisme sans laquelle le CNEC serait un enfer ? Et ces regards, jeunes et déterminés, ces paupières qui refusent de se refermer, cette langueur qui envahit l'organisme comme un poison bienfaisant ? Qui peut comprendre le plaisir que procure une heure de sommeil ou une bouchée de barre céréalière après deux jours d'intenses exercices ? Je conserve néanmoins, face à mes lacunes littéraires, la satisfaction d'avoir trouvé un père. Il n'y a rien de plus important à mes yeux.

Nous allons dormir aujourd'hui en chambre pour la première fois, après avoir passé deux semaines et demi dans la verte, comme on le dit par ici. Je crois que je dois moi aussi me coucher, j'importune tout le monde avec ma frontale allumée. Tiens, Adrien fait la même chose que moi, dans un coin de la chambre. Il n'a jamais voulu me dire ce qu'il écrit réellement.



[1] Brevet d’Alpinisme Militaire.

[2] Directeur de Mise en Œuvre. Spécialité dans l’utiilisation des explosifs.

Publié dans Carnets du CNEC

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